Artisanat, Hip-Hop et casse-croûte Tunisien: Conversation avec Laurence Pia Touitou
La Liste Tunisienne, Une Ode à l’Artisanat Tunisien
Bonjour et bienvenue sur Kalām, mon salon digital où la Tunisie, ses saveurs, ses arts et sa culture prennent vie. Ce portrait est le premier d’une série célébrant les femmes tunisiennes qui réinventent, avec audace et finesse, l’identité artistique, artisanale et culinaire du pays. Je vous invite à les découvrir à travers la plume de Farah Keram, que j’ai eu le plaisir de commissionner spécialement pour ce projet.
Boutheina Ben Salem

« La première fois que j’ai rencontré Laurence, c’était à Tunis. Nous avions prévu de déjeuner ensemble. « J’ai un spot de casse-croûte et keftaji à te faire découvrir. On prend un keskrout tounsi et on le mange à l’atelier ? ». Ça annonçait une belle rencontre.
J'étais assise en tailleur dans son atelier sublime, les doigts plongés dans un keftaji, et je découvrais son parcours incroyable.
Architecte de formation, c’est à New York qu’elle tombe sous le charme du hip-hop. Quelques années plus tard, elle dirige une maison de disques, Delabel, qui l’amène à découvrir et à collaborer avec des artistes majeurs comme IAM, Massive Attack et les Rita Mitsouko. Rien que ça.
Un jour, elle quitte Paris et s’installe dans son pays d’origine, où elle sublime l’artisanat tunisien. Et entre-temps elle publie des livres de cuisine.
Je me souviens avoir pensé combien j’aurais aimé connaître des parcours comme le sien quand j’étais plus jeune. Ça m’aurait peut-être donné la force de forger mon propre chemin plus tôt. »
Boutheina
Laurence Pia Touitou
Par Farah Keram
« La connexion à l’artisanat, chez moi, elle n’est pas complètement naturelle, mais profondément organique, humaine, enracinée dans ma vie d’avant, dans mon enfance avec ma mère, dans les champs d’oliviers. C’est sans doute pour cela que je ne me suis jamais vraiment sentie à ma place à Paris. Travailler dans l’artisanat, ça me connecte à l’humanité, à une vie réelle – une vie dont j’ai peut-être toujours rêvé. »

Touche-à-tout — collectionneuse férue d’art, d’objets, de beaux livres, d’épices, de vinyles de rap, de beau — avançant pourtant à chaque pas sur un chemin de clarté, Laurence consacre son énergie et son âme à faire rayonner l’artisanat tunisien. Aux femmes et aux hommes qui façonnent des objets utilitaires du quotidien, empreints de sens et de finesse. Ils et elles se nomment Nejia, Riadh, Hedia, Mekki, Chedi.
« Généralement, je dessine à côté d'eux parce que c'est leur geste et la forme qui m'inspirent. Je ne suis pas là pour amener un design. Je regarde, j'observe d'abord et, selon ce que j'observe, je compose en fonction. »
Que nous posions un regard émerveillé sur la matière, un toucher, un tracé, une rondeur dans un angle : c’est là l’envie première de La Liste Tunisienne. Honorer les gestes ancestraux et répétitifs, d’où naissent kanouns, koffas et kadrouns, redessinés sans jamais être dénaturés par Laurence, en constitue l’essence même.

Laurence a échafaudé une constellation d’humains, à coup de voyages à sillonner son pays, de moments de vie qui naissent au coin du feu, autour d’un plat fumant – de préférence une mloukhiya. À force d’années de travail, d’engagement, d’exploration et d’incarnation, surtout. Car La Liste Tunisienne, c’est elle et ce n’est qu’elle.
Et si cela induit une petite production, pas si aisée à acquérir pour les acheteurs étrangers que nous sommes, ce n’est pas si grave.

En parallèle de ses pérégrinations artisanales se déploie une exploration du territoire tunisien et de ses richesses culinaires. Les deux semblent indissociables dans le travail de Laurence.
« J'adore rester une journée entière, parce que je sais qu'on va faire à manger. Tu vois ce que je veux dire ? Et donc, tu imagines à quel point je suis heureuse. Il n'y a rien de plus beau que tous les gens qui prennent des photos à table, dont Boutheina et toi faites parties. Moi, je n'en prends jamais. Mais, par contre, chez eux, je le fais »
Et alors que l’on évoque la romanticisation de la Tunisie qui éclot de mal en pis sur les réseaux sociaux, Laurence respire un bon coup.
« Si ça peut faire du bien au pays, je suis ok. Si les femmes photographiées ne se sentent pas volées, je suis ok. Mais seulement sous ces deux conditions. »

Avant de poursuivre : « Il y a quelque chose qui ne me révolte pas, qui ne m'agace pas, mais qui me perturbe : c'est l'appropriation culturelle de l'artisanat par le milieu artistique. Ne pas créditer le travail des femmes, nommer la provenance d’une région qui n’est pas la bonne… »
L’avenir de l'artisanat tunisien sera humaniste, précisément.
FARAH KERAM - Autrice et journaliste franco-algérienne vivant à Paris, Farah Keram a une appétence particulière pour les mythologies qui entourent les cuisines et alimentation méditerranéennes. Elle est lʼautrice de Faire son Pain paru en avril 2023, aux éditions Ulmer, travaille à la rédaction du fanzine Pain Pain et collabore depuis plusieurs années avec 28 Minutes dʼARTE, MilK magazine, TEMPURA, Le Fooding ou encore la revue I CAME FOR COUSCOUS. Elle travaille actuellement sur son second ouvrage mêlant récits familiaux, recettes de cuisines et paroles de chercheurs spécialisés sur lʼAfrique du Nord.